Le cœur bat plus fort quand l’autre est absent. La présence de ce dernier est un obstacle au rêve qu’on se fait de lui, car nous faisant face il résiste aux projections dont nous le parons, aux rêves dont nous l’ornons.
À l’inverse donc de ce qu’on dit, il arrive dans la vie que les absents aient toujours raison. Loin des yeux, près du cœur. Major e longinquo reverentia, disaient les Latins : la considération augmente avec l’éloignement.
Ne méprisons pas ce rôle salvateur de la distance : il a beaucoup à nous apprendre, même si l’on se situe dans un autre type d’amour que celui de la passion, et chacun peut en faire son profit : dans le cas d’un amour mature aussi il faut parfois savoir garder distance avec l’autre, pour éviter la tyrannie du temps et le refroidissement de l’habitude. Tant l’imaginaire, en nos vies, garde de prestige ! (...)
« L’amour, disait Andy Warhol, est meilleur dans les rêves que dans les draps. » On connaît aussi la remarque humoristique, attribuée à Clemenceau : « Le meilleur moment en amour, c’est quand on monte l’escalier ». Mais c’est là une remarque que l’on peut généraliser.
C’est dans la veille de la fête qu’on peut voir la vraie fête, et dans le samedi soir le vrai dimanche. D’un certain point de vue, toute entrée effective dans le réel, tout accomplissement portent en eux le germe d’une malédiction, et « achever » signifie à la fois « parfaire », et tuer ». Que veut-on dire, quand on dit de quelqu’un qu’il est « fini » ? Accompli, ou mort (has been) ? Les psychologues ont relevé ce qu’ils appellent le « syndrome de l’accomplissement total ». Par exemple celui dont a été atteint Amstrong, le premier homme à avoir marché sur la lune : ayant accompli ce qu’il désirait le plus, il est entré dans une grave dépression.
Il y a une sorte de fatalité meurtrière inhérente à toute réalisation, fruit de toute décision (qui vient du latin caedere, tuer – voyez : « occire »), et de tout accomplissement. Elle est le regret de ce qui l’a précédé : l’indétermination, riche de tous les possibles. Toute œuvre, disait Walter Benjamin, est le masque mortuaire de son intention. Ce qui est fait, effraie.
Il est bien rare que dans la vie les fruits passent, selon le mot du poète, la promesse des fleurs. Ainsi on aime le printemps, parce qu’il est promesse. Mais pas l’été, qui est réalisation. On comprend pourquoi Flaubert, au début de Bouvard et Pécuchet, ai pu parler de
... la tristesse des jours d’été ...
Il est bizarre que l’expression « laisser à désirer » soit chez nous empreinte d’une coloration péjorative. Il faut, au contraire, laisser à désirer, car sitôt satisfait, le désir peut disparaître, ou au moins diminuer. C’est pourquoi on peut menacer quelqu’un de la réalisation de ce qu’il souhaite le plus profondément. Les dieux nous punissent en nous exauçant. Que se passerait-il par exemple si nous changions nos cartes de vœux : « Je vous souhaite de ne pas obtenir cette année tout ce que vous désirez » ? Nous pourrions essayer, nous verrions bien… Car s’il est dur de ne pas obtenir ce qu’on souhaite, il est dur aussi de l’obtenir...
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Ce texte est extrait de mon livre Savoir aimer - Entre rêve et réalité, pp.19-22.
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DESCRIPTION
Aimer au sens humain du mot n'est pas quelque chose de spontané. Cela s'apprend tout au long de la vie, et par une réflexion à quoi ce livre veut contribuer. Il ne défend aucune vision normative de l'amour. Il traite d'abord de l'amour-passion, qui se nourrit de désir et de rêves. Puis de l'amour-compassion, qui affronte le réel. Ensuite il met en lumière les dangers qui guettent l'un et l'autre : l'oubli d'autrui pour le premier, le sacrifice de soi pour le second. La (...)
On peut aussi acheter ce livre dans le commerce (ISBN : 978232224221).
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