Un ancien article, mais toujours actuel il me semble :
À la différence de beaucoup sans doute, j’aime bien parcourir les publicités qui remplissent notre boîte aux lettres. Elles me disent souvent l’état des mœurs et des aspirations actuelles, et sont pour moi comme le check up de la modernité.
Je viens donc d’en lire une, émanant d’une grande enseigne, qui fait l’éloge du nouveau Blackberry – ne me demandez pas, cher lecteur, ce que signifie ce mot barbare pour moi (j’imagine tout de même qu’il s’agit d’une sorte de téléphone mobile…). Mais ce qui m’intéresse ici, c’est l’en-tête de cette réclame : « À quoi ça sert d’être jeune si on a le même mobile que sa mémé ? ».
Outre le fait qu’il est peu charitable d’opposer ainsi les générations, c’est une bien singulière vision de la jeunesse qui nous est donnée là. L’on n’est jeune que si l’on se procure le dernier gadget à la mode. Mieux, c’est cette possession qui est le critérium de la jeunesse.
On nous a dit depuis toujours que celle-ci était l’âge des grands espoirs et des grands idéaux. Ici ils se ramènent à l’acquisition matérielle de ces Choses, dont Georges Perec, dans le roman éponyme et prophétique (1965), nous a bien montré qu’elles sont le tombeau des vrais sentiments : à cause d’elles, la vie se réifie, c’est-à-dire se dégrade dans le factice et l’inauthentique. On croit que l’on possède, et l’on est possédé.
Si un « jeune » ainsi défini se laisse prendre au chant de ces sirènes publicitaires, il fera la course au nouveau à tout prix, et sa vie ne sera qu’un étourdissement perpétuel dans la fièvre acheteuse, l’oniomanie. À ce moment-là la proposition précédente est réversible : tant qu’on gardera cette néophilie comme idéal, on restera jeune. Cela y suffira.
Quelle dérision dans tout cela ! Elle est double. D’abord le jeunisme n’a pas toujours existé en tant qu’outil de marketing. Autrefois pour vanter un produit on en célébrait au contraire l’ancienneté, qui garantissait que l’objet avait fait ses preuves, ce qui à y bien réfléchir n’était pas sot : Napoléon disait que le mensonge n’était pas une bonne arme, car elle ne peut servir deux fois. Mais aujourd’hui tout doit être nouveau, c’est-à-dire éphémère et jetable – à l’image du buzz sur Internet. Voyez là-dessus Le Choc du futur, d’Alvin Toffler (livre prophétique, publié en 1970).
En second lieu, que dira le « jeune » s’il se voit lui-même identifié uniquement par l’objet qu’il achète : n’ayant plus de consistance et de durée intérieures, ne sera-t-il pas lui aussi tout autant éphémère et jetable ?
Article paru dans Golias Hebdo, 16 septembre 2010
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