« L |
e bonheur, aujourd’hui ça se décide… » Tel est le titre d’une publicité pour un site de rencontres, que je viens de lire et qui m’a rempli d’étonnement.
Quelle prétention, quelle arrogance ! J’ai pensé au « Dernier homme » mis en scène dans le prologue du Zarathoustra de Nietzsche, prototype de l’homme unidimensionnel moderne, sautillant misérablement sur la terre, et clamant triomphalement, comme seule valeur admissible pour lui : « Nous avons inventé le bonheur ! »
Certes il y a bien dans le bonheur une question de disposition, éventuellement cultivable, que marque le mot grec eudaimonia. Mais il y a aussi une question de hasard, qui ne dépend pas de nous. Pour ce dire, les grecs avaient eutukheia. Le français de même l’indique : bon heur, bonne chance (latin augurium). L’anglais aussi : happiness, what happens, ce qui arrive. Mais le latin déjà le savait, qui distinguait bien felicitas (la chance) de beatitudo. C’est bien ce rôle de la chance qu’ignore cette folle ambition de défataliser la vie qui me semble l’essentiel de notre modernité.
Soyons plus prudents. Nous n’avons pas maîtrise sur tout. Et aussi nous aurions intérêt à bien distinguer le bonheur d’une part du plaisir, à quoi la plupart des gens le ramènent, et de l’autre de la joie, qui, elle seule, est véritablement à notre niveau et à notre portée. C’est pour cette dernière que l’homme est fait, bien qu’il ne cesse d’aspirer au premier et se contente le plus souvent du deuxième.
Le bonheur suppose un état qui dure indéfiniment, et sans doute est-il incompatible avec la vie dans le temps. « Si l’on bâtissait la maison du bonheur, disait Jules Renard, la plus grande pièce en serait la salle d’attente. »
Quant au plaisir, il est bref d’une part, et localisé de l’autre, c’est-à-dire n’impliquant pas la totalité de notre être : faire l’amour sans amour, par exemple. Loin d’y être unifié, on s’y trouve partagé, et cette division est bien diabolique (diaballein : diviser). Quand dans une relation conduite et sentiment, corps et cœur sont séparés, quoi de pire que cette ambivalence ? Elle est un véritable enfer, et il ne faut souhaiter cet état à personne.
Reste la joie, qui, elle, nous engage totalement, même si ce n’est pas pour toujours : écouter une belle musique, voir un beau paysage ou un beau tableau, etc. Là est notre vraie mesure.
Mais là non plus nous ne « décidons » rien pour reprendre le mot de notre publicité. Car la joie est encore précaire, c’est-à-dire étymologiquement obtenue par prière (latin precari, prier). Joyeux certes nous pouvons l’être en écoutant le choral de Bach : « Jésus, que ma joie demeure ! » Mais n’en oublions pas les paroles, qui sont de prière, donc de prudence…
20 janvier 2011
***
Ce texte est paru en son temps dans le journal Golias Hebdo. Il figure maintenant, avec d'autres textes comparables, dans l'ouvrage suivant, premier tome d'une collection, dont on peut feuilleter le début (Lire un extrait), et qu'on peut acheter sur le site de l'éditeur (Vers la librairie BoD). Le livre est aussi disponible sur commande en librairie, ou sur les sites de vente en ligne.

15,00€Livre papier
Lire un extrait
DESCRIPTION
Les textes composant cet ouvrage sont tous parus, sous leur forme initiale, dans un journal hebdomadaire. Souvent inspirés par l'actualité, ce qui les rend plus vivants, ils ont cependant un contenu intemporel, et se prêtent toujours à une réflexion philosophique. Ils peuvent servir de points de départ pour la réflexion individuelle du lecteur, mais aussi ils peuvent alimenter des débats thématiques collectifs (cours scolaires, cafés-philo, réunions de réflexion...).
commenter cet article …