Beaucoup de peintres l’ont pratiqué, de Rembrandt à Van Gogh par exemple. Mais il s’est toujours agi pour eux de scruter l’énigme d’un visage, et par-delà l’abîme d’une personnalité, évidemment sans complaisance. Parfois s’y ouvrent des gouffres : le dernier autoportrait de Rembrandt le représente avec un rire fou, qui déstabilise fortement le spectateur. Il n’en est pas de même aujourd’hui, avec la mode du selfie, qui consiste à se prendre soi-même en photo, souvent avec son téléphone portable, et à se mettre immédiatement en ligne sur Internet, pour être reconnu par sa communauté. Notez que la jeunesse aujourd’hui n’est pas individualiste, comme on le croit, mais grégaire : on n’y vit que sous le regard des autres, et il faut se montrer pour se mettre en valeur. L’important n’est que de se faire voir, et ce qui n’est pas visible n’existe pas.
Évidemment intimité et vie privée disparaissent totalement dans cette façon de s’afficher aux yeux de tous dans tous les actes de sa vie, et cela correspond à ce qu’a dit le Président de Google : « Si vous ne voulez pas qu’on sache ce que vous faites, alors ne le faites pas. » Ainsi y a-t-il sur Internet une ambition catastrophique de transparence, à relier à une angélique volonté de pureté, d’origine religieuse protestante (voir mon billet « Transparence » dans le n°182 de Golias Hebdo).
Bien sûr, cette attitude mène au narcissisme. Mais outre qu’elle relève d’un complet conformisme, elle procède d’un infantilisme caractérisé. Le langage même disparaît comme vecteur de sens, car un simple instantané photographique est loin d’avoir la profondeur d’un vrai discours. Ainsi le I like de Facebook ne signifie pas « J’aime », mais simplement : « Je veux être reconnu dans ma communauté. » Et d’autre part on n’admet ni échec ni critique, puisque Facebook n’admet pas de I dislike. Cela est le propre des enfants, qui n’aiment pas être critiqués. L’éducation aux États-Unis, où ils sont des petits rois, fait d’ailleurs tout pour les en dispenser, et ils sont très étonnés lorsqu’on les reprend, comme cela se fait dans la vieille Europe.
Contre l’image simpliste, redonnons au langage tout son sens, sa variété et sa complexité, et songeons que c’est le seul moyen, comme le montre Ionesco dans son Rhinocéros, pour ne pas se fondre dans une masse animale monolithique, et pour résister à la barbarie.
Nota : Un recueil de toutes les chroniques précédentes, que j'ai données à Golias Hebdo de fin décembre 2008 à début mars 2014, est disponible en version enrichie, assorti de nombreux liens internes et externes facilitant son exploitation, sous forme de livre électronique multimédia :
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