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C’est le fait de dire une chose pour faire comprendre exactement le contraire. Par exemple : « C’est du propre ! », « C’est du joli ! », « Nous voici dans de beaux draps ! », etc. Il faut évidemment une certaine subtilité d’esprit pour comprendre cette figure, qu’aucun logiciel de lexicométrie informatisée ne peut relever en tant que telle : il se situe toujours, comme on dit, « au premier degré ».
Dans le monde du visible, et précisément des arts plastiques, l’antiphrase consiste à représenter une chose pour y faire entendre son opposé. Par exemple Andy Warhol peut peindre une bouteille de Coca-cola, non pas pour vanter cette boisson, mais pour exprimer l’aliénation matérialiste où elle peut mener chez ses consommateurs. Malheureusement, certains peuvent y voir non pas une critique de la société capitaliste moderne, mais son éloge. Ils peuvent prendre l’image, là encore, au premier degré.
J’ai pensé à tout cela en apprenant qu’une « performance » de l’artiste sud-africain Brett Bailey, baptisée Exhibit B, qui devait se donner au théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis, a été supprimée suite à des manifestations violentes qui se sont produites à cette occasion. Il s’agissait, par des tableaux vivants montrant l’humiliation des Noirs, de dénoncer leur utilisation comme bêtes de foire par les colonialistes blancs, tout au long des XIXe et XXe siècles. Mais le public n’a pas vu cette intention, et a vu dans l’exposition de ce « zoo humain » une humiliation des participants attentatoire à leur dignité, procédant du pire des racismes (Source : Le Figaro.fr, 28/11/2014).
Cette méprise me laisse songeur, et me fait réfléchir à la différence entre le monde du verbal et celui du visible. Pour la transmission d’intentions complexes, le premier est assurément mieux armé que le second. À l’oral, les intonations et les gestes peuvent faire comprendre l’antiphrase. Et à l’écrit, certaines précisions aussi. Quand Flaubert écrit dans Madame Bovary : « une forêt vierge bien nettoyée », on en voit tout de suite, par l'oxymore, le kitsch et le ridicule, qu’aucune illustration ne pourrait rendre. Pareillement pour « un tapis de prière en soie accroché au mur », dans Les Choses, de Perec : à lire cette formulation, on comprend tout de suite que la fonction d’un tapis de prière n’est pas d’être absurdement accroché à un mur. Mais une photo de la chose dans un magazine, Art et décoration par exemple, ne soulèverait pas de notre part une interrogation. Si enfin je montre une photo du complexe architectural Antigone, de Ricardo Bofill, à Montpellier, personne ne se posera de question. Mais si j’écris : « Dorique du XXe siècle », mon expression est à la fois description, jugement et condamnation sans appel. Finalement la seule vision est moins riche que la mise en mots. Et ce n’est pas pour rien que le mot vient avant la lumière, dans la Bible (Genèse, 1/3).
Nota : Un recueil de toutes les chroniques précédentes, que j'ai données à Golias Hebdo de fin décembre 2008 à début mars 2014, est disponible en version enrichie, avec regroupement thématique des notions, et assorti de nombreux liens internes et externes facilitant son exploitation, sous forme de livre électronique multimédia :
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