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15 avril 2024 1 15 /04 /avril /2024 01:00

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lle est ordinairement vue de façon négative. Qu’un objet cher, ou encore notre cœur, vienne à se briser, et nous voici bien malheureux.

 

Cependant qui nous dit que nous avons raisons de nous affliger ainsi ? Nous pouvons essayer la réparation, et ce qui s’est brisé, même resté à l’état de cicatrice, nous sera plus cher encore.

 

Je pense à l’usage japonais du kintsugi : c’est une méthode de réfection des poteries brisées, les traces de la réparation étant volontairement laissées bien visibles, et donnant ainsi à l’objet une plus-value. On prend en compte son passé, son histoire et les accidents éventuels qu’il a pu connaître. Sa brisure ne signifie plus sa fin ou sa mise au rebut, mais un renouveau, le début d’un autre cycle et une continuité dans son utilisation. C’est pourquoi on ne cache pas les réparations, mais au contraire on les met en avant.

 

Cela nous surprend sans doute, habitués que nous sommes, dans une civilisation de l’éphémère et du jetable, à ne plus rien réparer, mais à tout remplacer. Pourtant nous devrions méditer sur l’exemple japonais. Les conséquences philosophiques et esthétiques sont considérables.

 

D’abord elles évitent l’amnésie et l’absorption dans l’instant qui nous caractérisent, en préservant la mémoire des choses. Chargées d’histoire et de coutures, elles nous touchent plus que flambant neuves. Qui ne voit que ce qui fait leur prix même est d’être fragiles et toujours menacées ?

 

D’autre part, la réussite en art est bel et bien toujours dans une brisure : celle d’un code, comme un bug dans un programme. Ce qui est attendu touche moins que ce qui surprend et désarçonne, brise l’habitude. Quand nous voulons dire que telle œuvre est faible, nous disons bien qu’« elle ne casse rien ». Une œuvre réussie au contraire est « déchirante ».

 

« Le beau n’est que le commencement du terrible », dit Rilke dans la « Première élégie de Duino ». Pensons aussi à la fameuse Terribilità, visible dans les sculptures majeures de Michel-Ange, faite de défi et de colère.

 

Le chanteur de flamenco, pour toucher l’audi­toire et atteindre enfin le duende, boit une rasade d’alcool fort, pour volontairement se briser la voix. Éraillée, elle fera mieux parler l’âme qu’une voix lisse. Le chant profond (cante jondo), qui vient du fond des entrailles, n’a rien à voir avec le bel canto. Il touche l’âme plutôt qu’il ne charme l’oreille. Le fameux Ay ! inaugural du flamenco est bien plus un cri qu’un chant. – Cette transgression des codes du bon goût et de ce qui est attendu vaut aussi pour la poésie : voyez la conférence de Lorca Jeu et théorie du duende (1930).

 

Certes on reste toujours blessé par la rencontre de l’Ange divin, figure de toute Transcendance, ainsi qu’il est arrivé à Jacob, touché à la hanche et resté boiteux (Genèse 32/24-32). Mais dans ces blessures et brisures de la vie l’Essentiel nous effleure : sachons l’accueillir et l’écouter.

 

Article paru dans Golias Hebdo, 23 juillet 2015

 

D.R.

*

 

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13 avril 2024 6 13 /04 /avril /2024 14:29

Je vous rappelle la sortie, chez BoD, de mon ouvrage Savoir aimer - Entre rêve et réalité.

 

Il est disponible sur commande dans les librairies et sur les sites de vente en ligne (ISBN : 9782322458394).

 

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D.R.

 

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13 avril 2024 6 13 /04 /avril /2024 01:00

E

n principe, chacun sait ce dont il a besoin. Mais apparemment nos publicitaires le savent mieux que nous, eux dont c’est la charge d’en créer de nouveaux, pour provoquer un acte d’achat.

 

Ainsi je viens de lire dans la presse informatique qu’Apple travaille à créer une montre révolutionnaire, qui ne se contenterait pas de donner l’heure, mais qui, remplaçant le mobile, permettrait d’accéder d’un regard à tous nos rendez-vous, d’identifier la personne qui nous appelle, de lire nos messages, etc. Cette hypertrophie de la fonctionnalité mène souvent à des sommets surréalistes.

 

Voici comment s’exprime le responsable du projet : « Apple a cette capacité de créer des besoins. Lancer une montre, c’est aussi nous dire : ‘Si vous ne portez pas ça, vous êtes ringard’. »

 

Cela me fait penser à la fameuse montre Rolex, naguère vantée par un publicitaire comme indispensable avant cinquante ans, sous peine de ne pas réussir sa vie.

 

Mais on peut songer aussi au mot de Socrate, arpentant les rues d’un marché d’Athènes : « Que de choses dont je n’ai pas besoin ! »

 

On sait que les philosophes épicuriens divisaient les plaisirs en trois catégories : les naturels et nécessaires (boire, manger, etc.) ; les non nécessaires mais tout de même naturels (se reposer à l’ombre, se promener entre amis, etc.) ; et ceux qui ne sont ni les uns ni les autres : par exemple vouloir épater son voisin par le dernier objet à la mode. Tel est en effet le sort de beaucoup de nos contemporains, pris dans la frénésie de la consommation : travailler durement pour acheter des choses dont on n’a pas besoin, pour éblouir des gens qu’on ne connaît pas ou qu’on méprise, et dont la considération, très souvent supposée, n’est pas garantie. C’est ainsi que, selon le mot connu, on perd sa vie à la gagner.

 

Les vraies valeurs, les « vraies richesses » selon le mot de Giono, sont ignorées : les remplacent des valeurs dégradées et inauthentiques, les valeurs de représentation.

 

Et comme la mode change toujours, survient une convoitise sans fin, un éréthisme que les Anciens avaient figuré dans leurs supplices infernaux : la soif inextinguible de Tantale, le tonneau sans fond des Danaïdes, le foie dévoré de Prométhée, le rocher toujours retombant de Sisyphe. C’est ainsi que Lucrèce interprétait les châtiments subis par les réprouvés dans les Enfers : ils n’étaient pour lui que des allégories morales, des figures de ce qui en fait se passe dans nos vies mêmes.

 

En réalité, au fond de soi, suivre ce mouvement c’est être mort : être dans le vent, c’est le lot de la feuille morte. L’ensemble n’est insolite que pour le sage. Il repose sur l’omnipotent crédit fait aux publicitaires, qui nous font croire que là est le bonheur. Ils doivent bien en rire eux-mêmes, car grâce à cela ils s’emplissent les poches.

 

Article paru dans Golias Hebdo, 26 septembre 2013

 

D.R.

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  • Agrégé de lettres, professeur honoraire en khâgne et hypokhâgne, écrivain, photographe, vidéaste, chroniqueur et conférencier (sujets : littérature et poésie, stylistique du texte et de l'image, culture générale et spiritualité).
  • Agrégé de lettres, professeur honoraire en khâgne et hypokhâgne, écrivain, photographe, vidéaste, chroniqueur et conférencier (sujets : littérature et poésie, stylistique du texte et de l'image, culture générale et spiritualité).

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