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n la distingue ordinairement dans la Bible de la mise à l’épreuve. Ainsi seul le Diable peut tenter l’homme, alors que Dieu se contente de l’éprouver.
Par exemple, à propos de l’épisode d’Abraham à qui Dieu demande de lui sacrifier son fils, on lit : « Dieu mit Abraham à l’épreuve… » (Genèse 22/1) À l’inverse, lorsqu’il s’agit du Diable qui tente Jésus dans le désert, on lit de même : « Il fut tenté par le diable pendant quarante jours… » (Luc 4/2) Voilà une répartition sémantique apparemment bien claire.
Mais comme je suis de nature curieuse, et comme je fais passer toujours la philologie avant l’idéologie, je me suis reporté aux textes mêmes. Je me suis alors aperçu que dans les deux cas, aussi bien dans les versions grecques de la Septante et du Nouveau Testament, que dans la version latine de la Vulgate, le mot est exactement le même. Soit en grec : peirân, et en latin temptare, qui a donné évidemment notre mot : tenter. On peut donc traduire le début de Genèse 22/1 par : « Dieu tenta Abraham … (Septante : epeirazen, Vulgate : temptavit) » Il n’y a donc aucune raison de réserver la tentation au Diable seul, et à partir de là on peut très bien dire qu’il y a un côté diabolique de Dieu.
Il existe jusque dans le Notre Père lui-même, où on lit bien : « Ne nous induis pas en tentation – grec : peirasmon, à rapprocher du peirân sus cité ; latin : temptatio – (Matthieu 6/13 ; Luc 11/4). Quant au mot induire, en grec eispherein, en latin inducere, il signifie bien : conduire dans, pousser dans. Un peu comme dans l’Iliade un dieu hostile pousse Patrocle par derrière, pour le faire tomber et périr sous les coups des Troyens.
Cette image d’un dieu méchant et sadique faisait si peur à Marcion, qu’il avait proposé ici de corriger le texte en : « Ne nous laisse pas succomber à la tentation », version non directement agissante que j’ai apprise moi-même au catéchisme dans les années 1960. Marcion a supposé ici peut-être un substrat araméen, qui connaît le mode factitif (« Ne fais pas que nous soyons soumis... »), à la différence du grec et du latin qui ne le connaissent pas. Depuis on a d’abord rétabli la traduction initiale, puis à nouveau hésité à son propos [2017]. Mais y a-t-on assez réfléchi ?
Bien sûr, on m’opposera l’épître de Jacques : « Que personne, lorsqu’il est tenté, ne dise : ‘C’est Dieu qui me tente.’ Car Dieu ne peut être tenté par le mal, et il ne tente lui-même personne. » (1/13) Mais c’est bien alors le cas de le dire : qui s’excuse s’accuse. Car le problème a bel et bien été vu, puisqu’on s’est occupé de le résoudre.
Et puis l’image même de Dieu ne gagne-t-elle pas en richesse et en épaisseur, induisant en nous une plus grande prudence dans nos rapports avec elle, lorsqu’elle est ainsi complexifiée et arrachée au catéchisme ?
Article paru dans Golias Hebdo, 8 juillet 2010
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On peut voir des approfondissements à cette question dans mon ouvrage Théologie buissonnière, préfacé par André Gounelle :
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